La première explosion du R'n'B

Les années 40 virent l'apparition d'une nouvelle forme de musique populaire.

Cette époque fut appelée l'Ere du Swing. Pour simplifier, le jazz avait alors deux composantes principales : les big bands, qui jouaient du swing, et les orchestres de be-bop. A New Orleans, le dixieland (le jazz traditionnel du début du siècle) était toujours actif, ainsi que le style de piano boogie-woogie, incarné par les "professeurs" comme Tuts Washington. De petits orchestres ('small combos') créèrent un style très imprégné de blues, plus simple et direct, parfois appelé 'jump blues'.

Toute cette musique, exclusivement destinée à un public noir, était alors dénommée 'Race Music'.

La combinaison de tous ces styles allait contribuer à la naissance du 'Rhythm and Blues" et New Orleans y jouera un des principaux rôles. Le R'n'B était caractérisé par le rythme ('beat') mais aussi par la prédominance du saxophone et surtout par la présence d'un chanteur. Dans le sillage des pionniers tels que Louis Jordan, des chanteurs ('blues shouters') popularisaient cette musique : Wynonie Harris, Joe Turner et Roy Brown.

L'industrie du disque était en pleine expansion et les lieux de spectacle se multipliaient. Mais cette musique atteint un large public grâce aux nouvelles stations de radio à destination des noirs.

A New Orleans, des musiciens créèrent leur propre orchestre et profitèrent de cette opportunité commerciale.

Dave Bartholomew et Paul Gayten commencèrent à se faire un nom, via la radio et le circuit des clubs qui voyaient le jour dans la ville. Le Dew Drop Inn, le Tiajuana, Le Caldonia Inn ou le Robin Hood, par exemple, étaient tenus par des noirs et acceptaient un public, aussi bien de noirs que de blancs, bien que les gens ne devaient théoriquement pas se 'mélanger'.

D'autres clubs comme le Brass Rail, étaient réservés au blancs, mais engageaient également des orchestres noirs.

Le premier à émerger de ce chaudron fut Roy Brown, l'auteur du désormais célèbre "Good Rockin' Tonight".

A ce stade, deux personnalités locales vont apporter une contribution majeure au développement du 'New Orleans Rhythm and Blues'. Il s'agit de Cosimo Matassa et de Dr. Daddy-O.

Cosimo Matassa possédait un magasin de disques, J&M Record Shop, où il faisait également la réparation de postes de radio. Il compris qu'il y avait un créneau à prendre, car il n'y avait aucune possibilité d'enregistrer localement tous les nouveaux talents. Il créa donc son propre studio, le J&M Recording, derrière son magasin de disques. Ce studio deviendra vite le lieu incontournable pour les artistes et musiciens néo-orléanais et il devra bientôt déménager pour un endroit plus grand. Avec le studio Sun, de Sam Phillips à Memphis, le studio J&M va devenir l'un des deux studios les plus prolifiques des débuts du Rock'n'Roll.

Vernon Winslow, professeur d'art mais aussi passionné de jazz, s'étonnait de peu de musique noire sur les ondes des radios locales. Après diverses tentatives, il eut l'opportunité de faire une émission pour la radio blanche WJMR, en créant le personnage du disc-jockey Dr. Daddy-O. Mais sa couleur lui interdisait alors de parler lui-même dans le micro. Il préparait donc ses émissions pour d'autres disc-jockeys… blancs ! Remercié pour avoir, une fois, pris le micro, il se fit engager par la station WMRY pour assurer lui-même une émission, le "Jivin' with Jax" Show, sponsorisée par la bière Jax, qui deviendra vite l'émission la plus en vue des fans de R'n'B de New Orleans. Son émission sera largement diffusée en Louisiane et au Texas, et sera reprise par des imitateurs sur plusieurs autres radios. Grâce à lui, les disques enregistrés dans le studio de Cosimo Matassa, ainsi que les émissions en direct, touchèrent un large public.

A la fin des années 40, bien que l'instrument dominant des orchestres de R'n'B soit le saxophone, à New Orleans le piano tenait toujours une place prépondérante. Deux pianistes vont marquer cette fin de décennie.

Henry Roeland 'Roy' Byrd, plus connu sous le nom de Professor Longhair, va produire une des musiques les plus originales, maintenant mondialement appréciée. Son style, très personnel, s'inspire largement du blues, du jazz et des musiques latines et caraïbes. Son superbe "Go To The Mardi Gras" (ou "Mardi Gras In New Orleans") deviendra un hymne incontournable du Carnaval de New Orleans. Le club "Tipitina's" sera baptisé en son honneur, d'après le titre d'une de ses chansons. N'ayant pas obtenu un succès à la mesure de son talent, il disparaîtra de la scène pendant des années avant d'être redécouvert par Quint Davis, le producteur du Jazz Fest, ce qui lui permettra de terminer sa vie en vivant décemment de sa musique. Tous les grands pianistes néo-orléanais, Huey Smith, Allen Toussaint, James Booker ou Dr. John, doivent quelque chose à Professor Longhair.

 

Mais celui qui atteindra le statut de star sera Antoine 'Fats' Domino. Dès 1950, "Fat Man" est N° 6 dans le hit-parade R'n'B national. Fats Domino a alors 21 ans et chante : "Ils m'appellent le gros/parce que je pèse deux cents livres". Son style de piano, son accent et sa bonne bouille, combinés au talent de Dave Bartholomew, feront de lui la star noire incontestée des années 50. Avec Dave Bartholomew, Fats Domino avait trouvé l'auteur/producteur/arrangeur/chef d'orchestre qui lui fallait pour atteindre le sommet. Ce couple magique produira de terribles tubes qui permettront au son de New Orleans de conquérit toute l'amérique et le monde entier, et d'écrire une magnifique page de l'histoire du Rock'n'Roll.

 

Ce succès attira les maisons de disques à New Orleans dans l'espoir de dénicher de nouvelles vedettes. D'autant plus, qu'en plus d'un studio d'enregistrement, la ville disposait maintenant d'un formidable producteur/arrangeur avec Dave Bartholomew.

Ainsi, Lloyd Price, alors âgé de 17 ans, atteint la première place du hit-parade R'n'B avec "Lawdy Miss Clawdy". Puis ce fut le tour de Smiley Lewis, dont le plus gros succès fut "I Hear You Knockin'".

 

Tous ces tubes étaient, bien sûr, issus des studios J&M, qui utilisait son propre groupe de musiciens, comprenant le batteur Earl Palmer, les saxophonistes Lee Allen et Red Tyler et, souvent, le pianiste Huey Smith, ou, comme ici, le guitariste Justin Adams, le pianiste Edward Frank, avec Shirley & Lee.

 

Mais celui qui va tout changer, et permettre la transition avec le Rock'n'Roll naissant, est un jeune noir plein de fougue, Little Richard; Dès 1956, il va investir les radios et les juke-box avec "Tutti Frutti".

Sous la direction de Robert "Bumps" Blackwell, Little Richard allait obtenir une série impressionnante de tubes. Dans la foulèe, un autre pianiste/chanteur néo-orléanais, Larry Wiliams, largement inspiré par le style de Little Richard, obtint le succès avec des titres comme "Bony Moronie" et "Dizzy Miss Lizzy".

La machine était lancée ! Le style New Orleans s'affinait et des artistes typiques pouvaient émerger et entrer dans les hit-parades tels Shirley & Lee, Huey Smith and The Clowns et Frankie Ford.

Les deux plus grosses ventes de Shirley & Lee furent "Feel So Good" et "Let The Good Times Roll"… expression souvent employée en français : "Laissez le bon temps rouler" !

Huey Smith était un fantastique pianiste et aussi un remarquable auteur. Son plus gros tube sera, ironiquement, le fait d'un blanc, Frankie Ford, qui, avec "Sea Cruise", atteint la 14ème place du hit-parade pop.

A cette époque, les maisons de disques indépendantes avaient un rôle prépondérant et l'activité musicale était bouillonnante. La présence d'un seul studio et d'un orchestre relativement stable produisit un son unique et cohérent qui permit à plusieurs artistes locaux d'obtenir le succès. Ce fut le cas notamment pour James "Sugar Boy" Crawford avec "Jock-A-Mo" (1054) (l'original de "Iko Iko" qui deviendra un standard des Mardi Gras Indians), Al Johnson avec "Carnival Time" (1958), Lee Allen avec "Walkin' With Mr. Lee" (1958), Bobby Charles dont le "See You Later Alligator" (1955) deviendra un classique de Rock'n'Roll, Bobby Mitchell avec "I'm Gonna Be A Whell Someday", Clarence "Frogman" Henry avec "Ain't Got No Home" (1956), et bien d'autres.

En cette fin des années 50, de nouveaux et jeunes talents vont éclore à travers leur travail en studio. Mac Rebennack (le futur Dr. John) et surtout Allen Toussaint sont alors de jeunes producteurs, mais aussi musiciens et auteurs. Mac Rebennack, après de multiples expériences, devra quitter la ville, comme pas mal d'autres musiciens néo-orléanais qui rejoindront la côte Ouest.

Allen Toussaint allait, quant à lui, produire une série impressionnante de tubes tout au long des année 60. Employé par une petite maison de disques indépendante, il obtiendra une bonne douzaine de tubes entre 1960 et 1962 en tant qu'auteur, arrangeur et producteur avec des artistes comme Jessie Hill ("Ooh Poo Pah Doo", le premier en mai 1960), Ernie K-Doe ("Mother-In-Law" en avril 1961), Chris Kenner ("I Like It Like That" en juillet 1961) ou Lee Dorsey ("Ya Ya" en Septembre 1961) parmi d'autres. La période 1963-65 fut moins productive pour raison de service militaire, mais son association avec Marshall Sehorn, et la création de leur propre maison de production, vont lui permettre d'obtenir la reconnaissance internationale.

A la fin des années 60, Allen Toussaint avait fait de Lee Dorsey son principal instrument du succès en lui écrivant des chansons "sur mesure".

Il avait également constitué un magnifique orchestre maison, avec les Meters.

 

D'autres producteurs, comme Eddie Bo et Wardell Quezergue, apportèrent leur contribution à la musique de New Orleans.

Des tubes comme "You Talk Too Much" de Joe Jones, "Chapel Of Love" et "Iko Iko" (la première reprise du "Jack-A-Mo" de Sugarboy Crawford) des Dixie Cups ou "Barefootin'" de Robert Parker entrèrent dans les hit-parades.